TERRE
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, et Jean-Marie Pelt,
botaniste, veulent croire que sauver la Terre est encore possible malgré
les déséquilibres engendrés par l'homme.
Evoluer au rythme des catastrophes
par Laure NOUALHAT (que nous remercions
de son accord de pouvoir
publier ici cet article)
QUOTIDIEN : mardi 07 février 2006
Marseille envoyée spéciale
Quand le neuropsychiatre Boris Cyrulnik croise le botaniste
Jean-Marie Pelt, ils causent avec allégresse de la
fin du monde et de son effet sur l'âme humaine. Rencontre enthousiaste
à Marseille.
SUR LE MEME SUJET
• Un festival qui dépasse la science
Pensez-vous que nous puissions encore sauver la planète ?
Jean-Marie Pelt. La réponse est forcément oui.
Si vous répondez non, vous restez devant votre télé ou
vous jouez au Scrabble. Bien sûr, si vous dites oui, vous tirez un trait
sur une vie tranquille et facile, mais vous avez au moins le sentiment de
faire votre devoir, sans baisser les bras. On peut sauver la terre, mais le
codicille est que nous devons impérativement changer, et vite.(C'est
nous ici qui soulignons)
Boris Cyrulnik. Oui, on peut encore sauver les meubles puisque
nous changeons un peu à chaque catastrophe. L'évolution humaine
se fait au travers de catastrophes. Le mot lui-même veut d'ailleurs
dire cela : «cata», c'est la coupure, et «strophe»,
le discours. Quand ça s'effondre, on déploie un tel génie
qu'on invente autre chose. Aujourd'hui, notre système s'emballe et
il évolue irréversiblement vers la perversion. Donc, oui, nous
allons évoluer, changer, mais nous l'aurons payé cher, car ce
sera au prix d'autres catastrophes. L'homme a toujours déséquilibré
les systèmes naturels, mais jamais avec autant de pouvoir qu'aujourd'hui.
J.-M. P. Sur la théorie des catastrophes, je suis
totalement d'accord. Une bonne catastrophe fait bouger les choses. Prenez
l'exemple de La Nouvelle-Orléans. Avant ce terrible déchaînement
de la nature, peu de maires se sentaient concernés par le climat aux
Etats-Unis. Désormais, 150 villes américaines font partie d'un
réseau de lutte contre le changement climatique. Le maire de la ville
a été entendu et l'administration Bush a pris des mesures d'économies
d'énergie. Si bien qu'à Montréal, en décembre,
elle a accepté de discuter de l'après-Kyoto. C'est la théorie
du pied dans la porte qu'utilisent les démarcheurs. Typiquement aux
Etats-Unis, il n'y a que les habitants des côtes qui sont sensibilisés
aux questions climatiques, c'est une merveilleuse illustration de l'évolution
par les marges !
B.C. Quand les choses nous angoissent, nous refusons de les
voir. Pourtant, nous savons qu'elles existent. Mais nous ne pouvons vivre
avec ces angoisses perpétuellement présentes à l'esprit.
En ce sens, les catastrophes industrielles ou technologiques sont des grains
de sable qui perturbent notre évolution. Elles sont ponctuelles et
graves, mais ce qu'il y a de plus grave à long terme se situe peut-être
ailleurs.
Quel est l'impact de la crise environnementale actuelle sur notre psyché
?
B.C. Enorme. Nous sommes façonnés, pétris
par le milieu physique et l'environnement dans lequel nous vivons. Bien plus
qu'on ne le croit. Au début de l'humanité, l'écologie
était dure. On avait faim, froid, peur. Dès l'instant où
nous avons inventé la technologie pour nous protéger, notre
monde mental a changé. Nous nous sommes mis à maîtriser
la nature, puis à la haïr. Ensuite, ce fut le tour des hommes.
Aujourd'hui, notre ennemi, c'est nous-mêmes. Toute modification technologique
modifie la manière dont on se pense. Quand le milieu change, notre
manière de penser change aussi. Faites varier la température
d'une pièce et observez les comportements individuels des personnes
qui s'y trouvent. Plus il fait chaud, plus on parle intimement. C'est physiologique.
En hiver, vous dormez en vous recroquevillant sur vous-même, et l'été
vous avez besoin d'élargir votre surface d'évaporation et vous
vous étalez... Quand il fait chaud, on parle de soi, quand il fait
froid, on parle philo !
J.-M. P. Avec le réchauffement climatique, on s'aimera
de plus en plus !
Quelles sont, selon vous, les priorités en matière de protection
de l'environnement ?
J.-M. P. Nous devons faire en sorte que
cette petite et fragile fleur qu'est le développement durable pousse
sur les restes du mythe de la croissance infinie. Il faut réussir l'après-Kyoto,
endiguer le réchauffement et ses conséquences, puis faire en
sorte que la directive européenne Reach sur les produits chimiques
aboutisse, c'est-à-dire moraliser la chimie. Je n'ai rien vu de réellement
neuf depuis la fin du XIXe siècle, à part l'écologie.
Et celle-ci a enfanté le développement durable. Si le développement
durable ne se contente pas d'être une vague couche de peinture verte
sur des murs fissurés, nous aurons réussi à sauver la
planète. On parle toujours de 2100 ou 2300, mais cela concerne tout
simplement nos enfants et les leurs.
B.C. Une cause ne provoque pas un effet, mais une convergence
de causes provoque différents effets. Peut-être que la catastrophe
en cours, silencieuse, c'est plutôt la baisse de fertilité des
hommes : 20 % des couples connaissent des problèmes de fertilité
aujourd'hui, et un tiers dans les dix ans à venir. Conséquence
de cela : on va surinvestir les enfants, et un enfant surinvesti, c'est aussi
grave qu'un enfant abandonné.
J.-M. P. Nous sommes entrés dans l'ère de la
sixième extinction des espèces. La dernière a eu lieu
à la fin du permien, il y a 225 millions d'années. A cette époque,
95 % des espèces vivantes à la surface de la Terre ont disparu.
C'est peut-être notre tour.
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
||
![]() |
![]() |
![]() |
||
©Dhanushmat.
Tous droits réservés. Reproduction partielle ou entière
non autorisée sans accord de l'auteur. |